Il s’agit d’un très vieux rêve, c’est-à-dire qu’éveillée, parfois, j’y pense comme à un souvenir ; les sensations du rêve se déploient dans la réalité. Le décor dort, il se caractérise par des carences, ni lumière ni douceur ni sens, il contient des disgrâces et des angles sombres, des obstacles, et le mauvais paysage d’une gare. J’y ai l’air entre deux âges, sûrement dix ans, et je ne porte pas mes traits d’alors, ma silhouette me ressemble, un peu frêle, je suis un personnage et je me vois narrativement, de l’extérieur, je suis à côté de moi. Je suis certaine d’être encore une enfant, maladroite, telle une enfant je voudrais être protégée et, telle une enfant qui aime je désire de protéger, en l’occurrence, ma mère. Ma mère elle-même a un visage que je ne lui connais pas ; mais je sais : qu’elle est ma mère malgré sa tête changée, son faciès blême que, déjà, je ne distingue plus, marchant derrière elle, fuyant à ses côtés. Ses cheveux flottent dans la moiteur de la course, nous nous précipitons dans la dépression de la gare, sur le quai, encavées par un mur immense d’infimes pierres grises, piégées par les rails et, au-delà, par le talus, nous n’avons aucune direction en vue de nous sauver. Dans le rêve, j’ai conscience que je rêve, je cherche à m’échapper. Je gémis « attends-moi » à ma mère, qui crée notre chemin et il faut se dépêcher, hâter les jambes sans perdre le souffle, éviter de se retourner, continuer de longer les rails noirs, dans le noir du jour, pour une raison que j’ignore, et qui m’interpelle lors de ma nuit, au plein du rêve, il fait noir en plein jour. Ce rêve contient des questions que je me pose en dormant et je voudrais changer ses paramètres : que ma mère reprenne son visage doux, elle qui m’aime, que je sois peu importe, que le relent des égouts se taise, et les monstres cessent de nous poursuivre. Je sens que je vais pleurer et je pleure et je ne parviens pas à articuler ma course en pleurant, ma mère tombe. Elle chute et s’écroule au bas, dans le ballast, et un train pourrait passer, j’arrête cette peur d’enfant. Je me dis, arrête ces pleurs, d’enfant, la tête endolorie par mes faux pas. Cette mère dont j’ignore tout échoue à se relever, finalement, j’hésite, est-elle bien ma mère ou s’agit-il en son creux, avec sa peau falsifiée, d’un piège, nous entendons les monstres, la hurlée de leurs langues, les cris de leur victoire, l’approchement de la masse, combien sont-ils, je n’y comprends rien. Au fur et à mesure que les monstres arrivent, je distingue mieux les mots. Il est question de tuer et de tuer cette femme, fais-le, petite, laisse-la, il est question que tout rentre dans l’ordre de la réalité, la locomotive se fait entendre, à l’ancienne, elle exhale la fumée, la vieille sirène annonce le passage du convoi, nous partirons, me dis-je, récupère ta mère, me dis-je, dire, que je réfléchis, ma mère proteste, en criant, en criant elle confirme : C’est moi ! C’est moi ! Mais c’est moi, mon cœur ! Ma mère m’aime et je désire un rêve normal. Ma mère n’a pas son visage.